(EcoFinances.Net) : Qu’est-ce qui explique la présence du directeur national de la BEAC dans les murs du Syndustricam ?
Vincent Kouete : Nous avons reçu le directeur national de la BEAC ce jour (mercredi 18 septembre 2024, Ndlr) à sa demande. Il nous a saisi il y a quelques jours, nous informant de ce qu’il effectuait une tournée de revue économique dans la ville de Douala. Tournée pendant laquelle il devait rencontrer les acteurs économiques ainsi que les organisations du secteur privé. Il a cité notamment la Chambre de Commerce et d’autres organisations qu’il devait rencontrer.
Il est venu prendre le pouls de l’activité économique, mais également échanger avec les hommes d’affaires sur les dispositifs déployés par la BEAC qui pourraient les aider dans le développement de leurs activités. Et notamment, dans l’accès au financement.
EFN : Il est reçu ce jour au siège du Syndustricam à Douala au moment où les industriels rencontrent des difficultés avec le système bancaire. Quelles sont ces difficultés ?
VK : Nos difficultés sont nombreuses. La première avait retenu notre attention au mois de mars de cette année. Elle porte sur les difficultés de transfert des devises. Plusieurs entreprises rencontraient et rencontrent encore aujourd’hui des difficultés à appliquer la nouvelle réglementation des changes qui a été une révolution brusque, globale et très complexe. Elle entraîne non seulement la production de plusieurs documents pour soutenir les demandes de transfert (des devises), mais elle exige aussi et surtout une paperasse importante qui est parfois redondante. Et parfois même rédhibitoire. Et puis, il y a le fait que certains documents demandés sont tout simplement impossibles à produire.
On en a discuté le 18 mars dernier et il avait promis de faire des ajustements, en supprimant par exemple les documents qui sont demandés plusieurs fois. Il y a certains engagements qu’on demandait aux entreprises de prendre alors que cela pourrait avoir des conséquences qui ne dépendent pas d’elles. On a parlé de tout cela le 18 mars 2024 et on a établi un cadre d’échanges pour essayer de revoir ce dispositif, tout en gardant à l’esprit que l’objectif de la réglementation des changes, qui est de protéger la monnaie, est partagé.
On est tous d’accord qu’il faut à la fois s’assurer que notre monnaie reste soutenable et qu’elle nous permette de commercer avec l’étranger. Donc là-dessus on était d’accord. Maintenant, il y a des aspérités qu’il fallait corriger. Et il est donc venu ce mercredi 18 septembre au siège du Syndustricam pour qu’on fasse le point sur ce qui a été fait depuis lors. Mais il est aussi venu pour prendre le pouls de l’activité économique. Et parmi ce pouls, il y a les difficultés bancaires.
Sur place, nous avons évoqué plusieurs difficultés. Parmi celles-ci, les questions de constitution de garanties. Les PME/PMI ont particulièrement des difficultés à constituer les garanties que les banques leur exigent et qui vont parfois jusqu’à 115% du montant du crédit qu’elles sollicitent.
Sur ce point, le directeur national de la BEAC (pour ne pas dévoiler le secret des échanges) a indiqué que la banque avait davantage une démarche globale. Parce qu’en fait les garanties exigées reflètent l’aversion aux risques des banques. Et il fallait donc travailler pour que cette aversion se réduise au fil du temps.Il a indiqué qu’ils avaient des projets en perspective comme la mise en place d’une Société de gestion des garanties qui pourrait être le lieu de consolidation de l’ensemble des garanties que les partenaires au développement de l’Etat pourraient développer pour soutenir certaines activités spécifiques ou certains acteurs spécifiques dans leur accès au financement. Mais ça, c’est en perspective. Ce n’est pas encore arrivé.
Il a également parlé des efforts qu’il faut déployer pour réduire le taux des créances en souffrance qui est aujourd’hui de 20% dans la sous-région (Cemac) et de 15% au Cameroun. Il a indiqué que si on parvenait à ramener ce taux à 10 ou 5%, cela réduirait l’aversion des banques aux risques et par conséquent les amener à exiger surtout moins de garanties.
EFN : Et la question de la maturité des crédits qui préoccupe depuis plusieurs les entreprises ? En avez-vous discuté ?
VK : Evidemment ! Nous avons abordé la question de la maturité des crédits. Pour les industries, lorsque vous prenez un crédit d’investissement pour acquérir des équipements et que vous devez rembourser sur cinq ans, ça suppose que vous devez avoir un taux de rentabilité de 20%. 100 divisé par cinq ans, cela fait 20% que devez supporter chaque année. Or, ce n’est pas très évident pour les activités industrielles. Il a indiqué avoir mis en place un outil qui pourrait permettre de soulager certaines entreprises dans certains projets. Nous avons également évoqué, outre les problèmes de garanties et le taux de crédit, d’autres questions qui sont des sujets d’intérêt pour les PMI.
Nous avons parlé de la question du financement des secteurs innovants où la banque est très réticente. A ce sujet, il a souligné que le mécanisme qu’ils sont en train de promouvoir aujourd’hui peut aider à mieux accompagner ces secteurs.
EFN : Parlant de ce mécanisme de quoi s’agit-il ?
VK : Le deuxième objectif de sa tournée était de rappeler aux entreprises qu’il existe un dispositif qui permet à la BEAC de refinancer directement certains projets.
EFN : Ce mécanisme a-t-il un lien avec les opérations d’injection de liquidités que la Banque centrale déploie quasiment chaque semaine au profit du secteur bancaire ?
VK : Non, pas du tout ! Puisque dans le cadre des injections de liquidités c’est la banque qui en fait la demande. Et elle ne justifie pas cela par des projets particuliers. Cet argent n’est pas débloqué pour un projet particulier. Or, dans le cadre de ce mécanisme, on a affaire à une demande qui est soutenue par un crédit accordé à un particulier dont le dossier doit parvenir à la Banque centrale ; mais à travers l’établissement de crédit. Parce que, comme vous le savez, aucune entreprise n’a son compte à la BEAC. Les comptes sont logés dans les banques et il faut passer elles.
Le problème c’est que ce mécanisme qui existe depuis des années, mais il malheureusement encore très faiblement sollicité. Rendez-vous compte qu’alors que c’est une ligne quasi illimitée de financement, c’est seulement 50 milliards de FCFA qui ont pu être mobilisés via ce canal jusqu’à présent.
EFN : Qu’est-ce qui explique cette faible sollicitation de ce mécanisme par les industriels ?
VK : Il y a une faible connaissance de cet instrument. Mais aussi, il faudrait que tous les acteurs (Banque centrale, banques, entreprises) jouent le jeu. Et en particulier, les banques. Parce que pour accorder le crédit aux entreprises, la banque a plusieurs options pour avoir de l’argent. Et en général, elle arbitre suivant ses capacités ou suivant l’intérêt sur les commissions qu’elle peut prélever à gauche et à droite. Bref, il y a plusieurs éléments qui sont mis en œuvre. Et ça pourrait être l’un des facteurs qui explique pourquoi cet instrument n’est pas assez sollicité.
Mais il y a surtout le fait que la plupart des entrepreneurs ne sont pas au courant de l’existence de cet instrument. Parce qu’il faut d’abord en faire la demande. Et quand on fait la demande, l’un des bénéfices c’est que lorsqu’on y a recours on peut obtenir un taux de crédit plus bas.
EFN : Est-ce que ce n’est pas parce que les banques ont plus à gagner dans les projets orientés vers l’importation des marchandises ?
VK : Votre question est sans doute pertinente, mais il faut surtout préciser que cet instrument n’est pas conçu pour tous types de projets ; et en particulier, les projets relatifs à l’importation des marchandises qui ont une incidence sur les réserves de change. A moins que ce ne soit l’importation d’équipements liés à un projet du secteur productif. Là encore cela peut se comprendre. Mais si le chef d’entreprise veut importer pour faire du commerce, ça ne passe pas. Les secteurs d’activités concernés sont bien ceux relatifs à l’import-substitution et tout ce qui développe les exportations.
EFN : C’est bien de créer un tel dispositif, mais qu’est-ce que la BEAC met en place comme mesures pour obliger les banques à faire que cela marche ?
VK : Cela a été l’un des points d’intérêt de la dernière rencontre. D’une manière générale, les banques sont des assujetties. La BEAC et elles ont des courants d’échanges assez réguliers. Ce qu’il y a c’est qu’il faudrait que chacun joue sa partition. Il faut déjà que l’opérateur économique fasse la demande de financement via ce mécanisme. Si l’entreprise demande et que la banque ne joue pas le jeu, nous avons donc aujourd’hui cette voie qui permet de dire à la BEAC que nous avons des projets à déployer mais que la banque refuse de jouer le jeu. Mais tant qu’on a rien sous la main, on ne peut pas dire que les banques ne jouent pas le jeu. C’est pour cela qu’on met l’accent sur l’information ou la sensibilisation. Il faudrait que tout le monde soit pleinement informé de l’existence de ce mécanisme et de tout ce qu’il faut faire pour obtenir le financement à travers cet instrument. Et ensuite, on verra comment amener progressivement tout le monde à jouer le jeu.
Et encore, il ne faut pas qu’on saute les étapes en disant que ce sont les banques qui refusent d’agir loyalement. On n’a pas encore de cas de projets sous la main où on a saisi la banque pour lui dire qu’on veut activer ce mécanisme et elle refusé. Quand on l’aura, on dira qu’on a un cas concret sous la main.
EFN : Dans le cadre de l’implémentation de la nouvelle réglementation des changes en vigueur depuis quelques années déjà, vous disiez qu’il était risqué pour les entreprises de prendre certains engagements. De quels engagements s’agit-il ?
VK : Nous sommes là essentiellement dans les procédures à respecter pour transférer les devises. L’une des contraintes c’est qu’on vous demande de fournir une attestation de non défaut d’apurement fournie par chacune des banques où vous avez un compte. Donc, si vous voulez faire un transfert de devises il faut apporter en soutien à votre dossier une attestation de non défaut d’apurement (un document qui dit qu’il n’y a pas d’opération que vous n’avez pas encore apuré dans l’une des banques où vous avez un compte). Et cette attestation a une durée de vie d’un mois. Donc chaque mois, vous devez faire le tour de tous vos banquiers pour leur demander de vous produire ce document qui atteste de ce que vous n’avez aucun dossier en instance chez eux. Il faut avoir toute cette liasse pour soutenir la demande transfert.
Or dans ce document, il y a une mention qui dit que toute information qui y figure est exacte et qu’en cas de problème le chef d’entreprise s’engage à endosser toute la responsabilité. Or, le document est délivré par la banque et il est demandé aux chefs d’entreprise de le signer et d’endosser toute la responsabilité en cas de problème. Voilà le problème !
EFN : Qu’est-ce qui explique le fait que le solde des échanges du Cameroun avec l’extérieur soit négatif de 2020 à 2022, alors que celui des cinq autres pays de la Cemac est positif ? Comment comprendre cette situation alors que le Cameroun a l’économie la plus diversifiée de la sous-région et est la locomotive économique de la Cemac ?
VK : C’est également l’un des messages que le directeur national de la BEAC tenait à nous faire passer durant sa dernière visite au siège du Syndustricam et qui explique pourquoi la Banque centrale est rigoureuse sur l’application de la réglementation des changes. Elle estime que dans le calcul du solde des échanges du Cameroun avec l’extérieur, des six pays de la Cemac le Cameroun est le seul pays qui a un solde négatif et qui paraît de plus en plus structurel au fil du temps.
Il estime que la première raison c’est d’abord la nature de l’économie du Cameroun par rapport aux autres pays de la Cemac, qui sont dominés soit par le pétrole soit par de très faibles transactions avec l’étranger. Quand on dépend de la vente du pétrole, cela signifie que c’est essentiellement l’Etat qui gère ce domaine-là et ça n’a pas un grand impact. Le pays qui est le plus ouvert à l’étranger c’est d’abord le Cameroun. Ça c’est la première chose.
La deuxième chose, c’est la structure de notre économie. Nous avons une économie qui malheureusement dépend encore fortement de l’étranger et en particulier pour les matières premières industrielles. Parce que si on parle des produits de grande consommation comme le riz, le poisson ou le lait, tous les pays de la Cemac en importe. Mais le Cameroun a la particularité qu’il a un noyau industriel et celui-ci s’approvisionne en grande partie à l’étranger. Il y a aussi les équipements. C’est tout cela qui explique cette situation.
C’est aussi vrai que du point de vue des autorités, il y a également un aspect qu’elles relèvent et qui n’est autre que la politique d’optimisation fiscale. Les autorités pointent du doigt les multinationales en particulier. Elles estiment que les multinationales développent un certain nombre d’artifices pour faire sortir les devises, soit par les prix de transfert et autres. Elles estiment que les frais de transfert et frais de siège (assistance technique) sont des artifices que les multinationales développent pour se soustraire de leurs obligations fiscales. Mais ils n’ont malheureusement pas apporté des chiffres pour étayer cela. Cela a fait l’objet de débat au cours de la séance. Il faudrait peut-être faire une étude spécifique pour mieux apprécier le phénomène.
Mais quoiqu’il en soit, même dans la nature économique du Cameroun il y a le fait que l’économie soit extravertie. Ce qui gonfle beaucoup ce solde-là.
EFN : Quelle est aujourd’hui la situation des industries du pays ?
VK : On a commencé l’exercice 2024 dans des difficultés encore plus importantes. Dès le début de l’année, on était confronté aux délestages, la crise inflationniste qui était encore à son pic, alimentée par la hausse des prix du carburant à la pompe le 02 février dernier. Ces événements ont fait que l’année n’a pas commencé sur de bonnes bases pour les industries. On peut quand même dire qu’au fur et à mesure que l’année s’écoule, on observe quand même un léger répit. Même si aujourd’hui, les difficultés portent notamment sur les débouchés, l’inflation a ponctionné une bonne partie du pouvoir d’achat des ménages. Plusieurs industries ont aujourd’hui des difficultés à vendre, alors que la marchandise est disponible. Beaucoup d’industries qui ont déjà produit ont des difficultés à retrouver le chiffre d’affaires qu’elles avaient auparavant. Parce que le pouvoir d’achat s’est érodé.
On a aussi la problématique des transports. L’état des routes (les voies de communication) ne rend pas la tâche facile aux industries. Et même dans la ville de Douala, on a eu des projets routiers qui ont paralysé certaines artères de la capitale économique pendant des semaines ou des mois. Cela a négativement impacté le tissu industriel. Sinon, l’état des routes de manière générale pose un grand défi à l’essor industriel du pays.
Vous avez aussi les questions fiscales. Ça reste un terrible goulot d’étranglement. La fiscalité est la première contrainte chez les grandes entreprises, tandis que l’accès au financement est la première contrainte chez les PME/PMI.
EFN : Apparemment, les terrains ne suffisent plus comme garantie auprès des banques ?
VK : Le véritable problème c’est que les PME/PMI empruntent auprès des banques pour acquérir les équipements mais oublient généralement le fonds de roulement. On a des cas de PMI qui sont obligées d’acheter la matière première en local et en détail, ce qui leur revient très cher. L’autre problème c’est l’état d’esprit de la main d’œuvre qui ne veut plus faire d’effort, et semble attirée par la facilité. C’est un sérieux problème pour les industries aujourd’hui.
Propos recueillis par Joseph Roland Djotié